Voyages en Absurdie

Francis A. Konan
6 min readNov 20, 2020

Légalité et légitimité

Deux continents, deux mondes aux antipodes réunis dans l’actualité par la volonté déraisonnante de deux présidents sortants de se penser vainqueurs d’une élection présidentielle à l’aide d’échafaudages dialectiques surréels.

Trump et Ouattara ont créé aux États-Unis et en Côte d’Ivoire des circonstances dangereuses bien que prévisibles, pathético-comiques pour l’un, pathético-tragiques pour l’autre.

De l’existence ou non d’institutions puissantes a découlé la gravité immédiate des deux situations : Trump ne pouvait s’appuyer sur une justice aux ordres et à sa solde pour renverser le choix de ses compatriotes. Il ne pouvait placer Biden et Harris sous blocus, tirer à l’arme lourde sur leur domicile. Il ne pouvait emprisonner leurs équipes ni envoyer des milices privées brûler leurs résidences secondaires et débiter leurs militants en rondelles ou les décapiter. Pas plus qu’il ne pouvait décréter que son pays vient subitement de basculer dans une nouvelle république dont la seule raison d’être est la confiscation du pouvoir. Il quittera la Maison Blanche de gré ou de force, conformément à la constitution, et Biden sera investi le 20 Janvier 2021, qui pourra légitimement s’atteler au rapiéçage d’une Amérique profondément divisée.

De légitimité, Ouattara est dépourvu, qui s’appuie sur deux membres artificiels : la brutalité des forces prétoriennes aux supplétifs civils barbares et la compromission abjecte d’une communauté internationale aux motivations absconses, affranchie, à tout le moins, de toute velléité de rencontrer les aspirations profondes d’un peuple Ivoirien pusillanime et bâillonné.

Lentement, indubitablement, la Côte d’Ivoire plongera dans la réalité décrite par Simone Weil : « L’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar. »

La volonté populaire avait pourtant éclaté au grand jour ce 31 Octobre 2020; l’immense majorité des Ivoiriens n’a pas souhaité être associée au scrutin farfelu et grand-guignolesque qui a déshonoré le continent.

Le pouvoir usurpé aboutit alors à une légalité imposée par le monopole de la violence d’État impuissant toutefois à éteindre le besoin de légitimité, manifestation inexorable des instincts de justice et de morale.

À travers ces instincts les Ivoiriens ont porté une exigence désespérée de démocratie, et partant, le rejet viscéral d’un pouvoir anticonstitutionnel. Voici néanmoins qu’ils se trouvent dans ce piège absurde où sont dressés devant eux l’aréopage d’administrateurs internationaux cyniques et sans ambition rêvant à un monde déjà vu. Ils tiennent par la main le tyran, pensant encore avoir assuré grâce à lui une stabilité illusoire. En récompense, d’aucuns le disent, ils reçoivent des « douceurs », selon le mot de Talleyrand. Pour chacune des mallettes, combien de machettes sur la tête du peuple ?

Bientôt, tous assisteront au spectacle grotesque et clownesque d’un Ouattara prêtant serment, sur on ne sait trop quoi, de préserver et respecter la constitution de la Côte d’Ivoire dont il a toujours fait abstraction, et de garantir des libertés publiques inexistantes.

Ils applaudiront parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Ils s’enorgueillissent à travers la planète de combattre la tyrannie mais l’Afrique est cet exutoire où l’on peut accepter l’inacceptable et s’enivrer de soleil, de danses et de sang, comme au temps béni.

Le règne du faux-semblant

Dans ses Mémoires de guerre, De Gaulle écrivait « Il est facile à l’adversaire japonais de bâtir, par feintes et artifices (…), l’apparence d’un consentement apporté à sa tyrannie par les populations occupées. Mais nous connaissons assez les réalités pour ne pas nous tromper à ces faux-semblants. »

La France aujourd’hui préfère se tromper à ces faux-semblants, plus faciles, plus rapides, moins exigeants, parce que de toutes façons, avec les Africains, ces bons dadais, c’est une histoire d’amour, ils nous aiment se dit-on, d’un amour si pur que comme tout amour pur il n’a nul besoin de réciprocité. Pourquoi alors les aimer en retour ou bâtir avec eux des relations d’intelligence et de raison, qui nous obligeraient à prendre en considération leurs intérêts vitaux au même titre que les nôtres, quand nous pouvons nous contenter de recevoir leur amour, nous qui en sommes si dignes comme le prouve notre passé…

Alors ces élections bidouillées ? Appelons-les élections ! Ces associations de malfaiteurs présentées comme cours constitutionnelles ? Appelons-les Cours constitutionnelles ! Ces taux de participations à 7 ou 8% ? Qu’à cela ne tienne, multiplions le tout par 7 ou par 8 ! Ces opposants qui ont l’outrecuidance de penser que l’Afrique a droit à la démocratie ? Prions-les de se conformer à la « légalité constitutionnelle », bienvenue en Absurdie, royaume caché dont le commun ne s’évade que pour nourrir les poissons de la Méditerranée, royaume miraculeux où il est possible :

D’accepter que soit bafouée la constitution de la Côte d’Ivoire, créant ainsi un gravissime précédent, tout en prétendant défendre la démocratie qui se fonde avant tout sur la primauté du droit.

De contraindre les Ivoiriens à accepter un coup de force quand on n’a rien fait pour contraindre le pouvoir à organiser des consultations crédibles.

D’accepter que des membres de la société civile soient emprisonnés pour avoir voulu exercer leurs droits fondamentaux.

De penser qu’au sortir de deux mandats où il s’est distingué comme le seul Président de Côte d’Ivoire n’ayant jamais reçu son opposition, où il s’est détourné de la réconciliation qui était le chantier prioritaire des 10 années passées, le « président » va subitement se transformer en homme de paix à présent qu’il est frappé du sceau de l’illégitimité.

De croire que le seul parti de Côte d’Ivoire dont l’électorat est presqu’exclusivement constitué d’une fraction des originaires d’une région et qui a gouverné pendant 10 ans par la préférence ethnique effrénée, sera, si tant était qu’il en éprouvât le désir, en capacité de rassembler les Ivoiriens et conduire le travail de réconciliation.

De croire qu’un parti ultra minoritaire qui ne peut régner que dans l’intimidation et la terreur pourra être une source de paix sociale véritable et durable.

De croire que ce régime peut être assimilé à la stabilité alors qu’il ne fait que jeter les semences de la division et des violences à venir.

D’ignorer les massacres avérés commis par les milices du pouvoir ivoirien sous prétexte d’éviter les massacres que pourraient fomenter les djihadistes du Sahel contre la Côte d’Ivoire.

De dénier aux Ivoiriens le droit à la démocratie à travers des élections claires, justes et transparentes, mais au contraire, de faire passer pour crédibles des élections sanguinolentes entachées d’indécence.

De se contenter d’apparences plutôt que de vérité, en faisant croire que la Côte d’Ivoire est un État de droit quand il est évident que les institutions en place ne sont qu’autant de serviteurs d’un tyran et non d’un peuple.

D’organiser par tout ce qui précède le dynamitage de tout contre-pouvoir et la déstabilisation durable de la région…

Le réveil

En choisissant d’abandonner les populations d’Afrique aux dictateurs ou aux tyrans, en investissant sur ces potentats, sur leur survie personnelle et la survie de leur système mortifère, en refusant de comprendre la nécessité urgente d’investir dans des processus démocratiques fiables et porteurs de paix, en refusant de soutenir l’existence plus forte d’une société civile libre capable d’assurer son rôle de contrôle de la démocratie, en validant pour les générations futures le principe anachronique des présidences à vie, les institutions internationales et chancelleries ont fait preuve d’un dangereux aveuglement, précipitant le continent dans l’obscurité.

Ils ont placé cependant, et c’est heureux, les peuples devant leur lourde responsabilité; cette impérieuse alternative est posée devant chacun : combattre pour que les générations suivantes puissent vivre en démocratie, ou, en acceptant de subir le joug d’un monarque, transmettre à ces générations la servitude et la responsabilité du combat qui nous aura fait regimber.

En ouvrant les yeux, les Africains, au-delà de l’esbroufe et des faux-semblants, verront avec une grave satisfaction qu’ils tiennent déjà, dans leur paume, la plume qui écrira leur destin…

FAK

« Je souligne toujours l’écart entre légalité et légitimité. Je considère la légitimité des valeurs plus importante que la légalité d’un État. Nous avons le devoir de mettre en cause, en tant que citoyens, la légalité d’un gouvernement. Nous devons être respectueux de la démocratie, mais quand quelque chose nous apparaît non légitime, même si c’est légal, il nous appartient de protester, de nous indigner et de désobéir. »

Stéphane Hessel (1917–2013) Dans l’hebdomadaire « Politis » du 18 novembre 2010

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